C’est une question que se posent aussi bien les néophytes que les chercheurs confirmés : comment s’évoquer soi-même dans un travail de recherche ? Peut-on employer le pronom « je » ? Est-ce malpoli ? Pédant ? Ou est-ce au contraire le « nous » qui est pédant ?
Ce débat peut sembler de pure forme ; il n’en est rien. Il révèle en fait une controverse plus profonde sur la neutralité du chercheur. Voici des pistes pour vous y retrouver et faire votre choix en toute conscience !
Pourquoi nous ? Bannir l’ego du chercheur
Un texte académique, c’est différent d’un texte littéraire, ou même d’un texte journalistique. Les chercheurs le savent, et quand ils écrivent les résultats de leur recherche, ils reproduisent des codes d’expression qui viennent des textes universitaires qu’ils lisent jour après jour. Parmi ces codes, il y a l’emploi du nous quand l’auteur est lui-même le sujet de sa phrase : « dans la partie suivante, nous montrerons que… » (nous ne parlerons pas ici des textes écrits à plusieurs mains).
Mais au fait… ce nous est-il vraiment inévitable ? D’où vient-il ?
On l’appelle nous de modestie, car il s’agit de ne pas se mettre en avant en tant qu’individu, mais de dissimuler poliment notre ego derrière une identité collective fictive. Mais il ne s’agit pas que d’une question de courtoisie. L’usage du nous, c’est-à-dire la volonté d’atténuer la présence personnelle du chercheur dans ses propres écrits, est lié à la recherche de la neutralité axiologique. C’est-à-dire, pour schématiser, que le chercheur ne doit pas porter de jugement de valeur sur ce qu’il étudie : son regard est supposé être neutre, ou objectif.
La neutralité est vraiment une question épineuse en sciences humaines et sociales. Contrairement aux chercheurs en sciences naturelles, nous ne pouvons pas reproduire d’expériences en laboratoire (sauf dans quelques cas de psychologie sociale). Nous observons des faits sociaux changeants, tout en étant nous-mêmes des acteurs d’une société ; nous avons de grandes chances de nous tromper. Comment prétendre à la moindre objectivité ?
Rassurez-vous, je ne vais pas me lancer dans un cours d’épistémologie ! Mais je vais ouvrir une parenthèse importante : nous, francophones, sommes influencés par une tradition scientifique bien particulière : celle d’Auguste Comte, concepteur du positivisme.
Pour lui, le savoir, même le savoir sociologique, ne pouvait en aucun cas procéder de l’intuition ou de la perception individuelle. Cette dernière devait disparaître au profit d’une méthode historique et comparative rigoureuse à même de dégager de grandes lois sociales immuables et reproductibles.
Or, de la réflexion de Comte, nous n’avons souvent gardé qu’une impression diffuse mais tenace : celle que nous devons nous effacer nous-même pour parler des faits sociaux (par contre nous oublions souvent le reste de la théorie, à savoir la méthode rigoureuse de vérification !).
Il est bien difficile de s’effacer soi-même, convenons-en… sauf dans la forme. C’est une façon bon marché (si je puis me permettre) d’obtenir un vernis de neutralité. Vous retrouverez cette habitude formelle dans un travers fréquent des textes « savants », à savoir l’abus de formulations impersonnelles qui éludent l’auteur, comme le permettent par exemple les tournures passives (ex : « la méthode employée dans cet article a déjà été utilisée dans tel texte… » au lieu de dire : « la méthode que j’emploie dans cet article est la même que j’ai employée dans tel texte »). L’usage du nous semble un moindre mal (« la méthode que nous employons dans cet article… ») car on perçoit au moins le sujet qui réfléchit derrière chaque affirmation, mais ce sujet est comme dilué, il perd sa personnalité et sa singularité.
Être neutre ou être soi-même ?
Je ne suis pas une adversaire acharnée du nous, je l’ai moi-même employé fréquemment dans mes travaux. Mais je voulais juste souligner qu’il ne faut pas attribuer au nous un pouvoir qu’il n’a pas en soi, et qui serait celui de faire de notre texte un texte scientifique. Si vous dites nous, faites-le consciemment par timidité ou modestie, mais ne croyez pas que, en camouflant votre identité personnelle, vous acquerrez une légitimité particulière. Autrement dit, ce n’est pas parce que vous n’osez pas dire je que vous deviendrez automatiquement impartial et neutre.
Karl Popper disait que l’objectivité ne reposait pas sur l’impartialité des savants, mais sur le caractère antagoniste et public de la science (voici un lien pour en savoir plus). Pourquoi ? Parce que les savants ne peuvent pas être impartiaux : ce sont des êtres humains faillibles et intuitifs, et il est vain pour eux de faire semblant d’être autre chose. C’est la confrontation de plusieurs points de vue qui permet d’avancer sur le chemin de la science (par un processus de vérification).
Mais que faire alors de notre subjectivité ? Lui laisser libre cours, et attendre du débat contradictoire avec nos collègues qu’il rétablisse seul l’équilibre ? Non, il y a tout de même des moyens de donner à notre analyse un certain caractère de rigueur, au moment même où nous la formulons.
Un de ces moyens est l’exigence de transparence dans la construction de l’argumentation. Il prend le contrepied exact de l’attitude « positiviste » (ou même scientiste, pour employer un terme péjoratif) qui nie la subjectivité du chercheur ; et la transparence est justement facilitée par l’usage du je.
L’historien Ivan Jablonka rappelle que l’objectivité dans les sciences s’obtient, certes, par le débat critique, mais aussi, au niveau individuel, par l’analyse transparente que fait le chercheur de sa propre situation. L’auto-examen du chercheur fait partie intégrante de la boîte à outil des sciences sociales, ne l’oublions pas. Bourdieu parlait d’avoir « un point de vue sur son propre point de vue » ; et ce n’est pas par hasard que Claude Lévi-Strauss emploie largement le je dans son ouvrage célèbre, Tristes Tropiques (la première personne du singulier est d’ailleurs souvent présente en anthropologie sociale). En effet, l’emploi du je permet de ne pas oublier que nous écrivons depuis notre perception, notre contexte ; en l’employant nous indiquons notre situation ; nous nous reconnaissons comme le produit d’une histoire.
Le je peut donc être humble et lucide. Le chercheur qui l’emploie parle ouvertement de son expérience personnelle, de ses perceptions de départ, de comment elles ont évolué, de ses doutes. L’emploi du je l’amène à expliquer clairement comment il a construit son raisonnement. Il en verra donc mieux les biais éventuels. Il réfléchit à sa propre subjectivité au lieu de la cacher. C’est une forme d’honnêteté, et non pas d’exhibitionnisme.
Alors, que choisir?
Bref ! Me direz-vous… Que faire ?
Voici quelques conseils pour récapituler :
Le premier est de bannir les tournures passives et impersonnelles qui éludent totalement l’auteur. Cela vous évitera d’adopter un style lourd et pompeux et de commettre une erreur épistémologique.
Reste donc à choisir entre nous et je, et là vous avez trois options : écrivez intégralement avec nous ; intégralement avec je ; ou tantôt l’un, tantôt l’autre (eh oui, c’est possible !).
Vous êtes encore trop timide pour utiliser un je dont vous pensez qu’il pourrait être mal interprété ? Ce n’est pas grave. Utilisez le nous, mais faites-le en conscience, et compensez en prenant un soin particulier pour vous rendre présent malgré tout dans votre propre texte (ex : après avoir constaté que notre première hypothèse était imparfaite, nous avons donc décidé de la modifier selon les résultats de notre étude etc). N’hésitez pas à être clair et honnête dans vos raisonnements, ne laissez pas croire que vous êtes un narrateur-Dieu qui a trouvé mystérieusement la vérité.
Si au contraire vous êtes d’un naturel vaillant, que vous voulez adopter un vrai style bien à vous, lancez-vous dans l’aventure du je, ce sera libérateur. Mais soyez lucide : cela peut vraiment changer les choses et vous devez assumer les conséquences. Votre argument apparaîtra plus personnel. Vous devrez trouver le bon équilibre, éviter l’anecdote insignifiante, montrer que vous êtes capable de faire un vrai auto-examen sans être obsédé par vous-même, c’est-à-dire en n’oubliant tout de même pas que vous n’êtes pas le centre de votre recherche, juste un point de départ. Et vous devrez quand même monter en généralité. C’est un vrai défi, qui peut valoir la chandelle, car le processus scientifique peut être plus riche. À consulter avec votre directeur de thèse.
Enfin, la solution tiède consiste à employer je ou nous, selon les circonstances. C’est la solution que j’ai moi-même employée dans ma thèse, mais un peu au hasard… Dans ce cas, à quel moment utiliser l’un ou l’autre pronom ?
Si vous employez une méthode de recueil des données qui implique des méthodes qualitatives de type entretiens, observations plus ou moins participantes, alors vous devez vraiment utiliser le je au moment d’évoquer votre travail de terrain. C’est inévitable. Vous avez interagi, en tant qu’individu, avec votre terrain. Il faut l’expliquer.
Quand je faisais ma thèse, j’enquêtais dans un quartier très pauvre de Lima au Pérou. Je me trouvais la seule occidentale dans un monde si éloigné du mien, et en plus je travaillais sur le racisme ! Au moment de rédiger, j’ai dû parler longuement à la première personne du singulier pour expliquer ce que j’avais ressenti et pourquoi, et tenter ainsi d´éclaircir les biais méthodologiques ; une bonne dose d’empathie et d’intuition a été nécessaire sur le terrain, mais il a fallu raconter tout cela par le menu dans la thèse pour l’objectiver.
Au moment des discussions théoriques, vous pouvez être tenté de montrer que vous reprenez de la hauteur, et donc d’abandonner le ton intime lié au je. Revenir au nous par intermittence, c’est faisable, et même fréquent dans les thèses de sociologie. On peut dire que cette solution est une demi-mesure ; mais il est vrai que nous n’avons pas tous envie de dérouler notre argument en racontant notre cheminement intellectuel de la façon si personnalisée et introspective qu’implique le je. On peut vouloir se protéger un peu aussi, symboliquement, derrière le nous. Encore une fois, cette envie me paraît respectable ; mais restez lucide sur ce qui la sous-tend (votre prudence) et n’oubliez pas que votre subjectivité ne disparaît pas pour autant. Vous ne serez jamais que vous-même, et c’est déjà pas mal !
Je « relis » de nombreux travaux de fin d’études. Je me pose la question de l’accord en cas d’emploi du « nous »: « nous nous sommes basé (au singulier) sur les travaux de Untel » , bien que grammaticalement évidemment incorrect, me paraît tout de même souhaitable dans le cas d’un mémoire universitaire. Qu’en pensez-vous?
Bonjour,
avec le « nous » de modestie, l’accord au singulier est possible, et c’est même le plus correct. Le problème c’est que peu de gens le savent et l’emploient. Cela pourrait donc être interprété comme une erreur par les membres d’un jury. Si vous choisissez l’accord au singulier, je vous encourage à mettre une note explicative en début du travail.
L’emploi du « je » ou du « nous » est un sujet à laisser au choix de l’auteur. Et personnellement, le « je » me sied plus car je mesure le niveau de responsabilité, d’engagement qui sont les miens. La crainte, et je crois à ce niveau où on est à mesure au nom du « je » de mon « moi » est un signe de maturité intellectuelle et d’engagement scientifique. C’est même une satisfaction morale, intellectuelle que de jouer pleinement le rôle que la communauté scientifique, la science nous donnent pour nous exprimer, nous justifier devant l’autre pour tant de temps (jours, mois, années) de recherche. On est arrivé à un moment du cursus scolaire et universitaire, de la vie tout court où l’on devra parler avec responsabilité, assumer ses dires, ses découvertes donc pouvoir les défendre avec les arguments, la méthode, les outils adéquats etc. Le « je » n’est certes pas loin de l’égocentrisme dans bien de cas mais en sciences loin de la démagogie c’est la RESPONSABILITE ASSUMEE.
Bonjour Émilie,
Merci pour cet article plus qu’intéressant je suis désormais assurée qu’il n’est pas prétentieux d’assurer un « je » dans un mémoire.
M’autorisez vous à citer votre article et si oui comment puis je le faire apparaître dans ma bibliographie svp ?
Cordialement
Merci pour votre commentaire Ambre ! Bien sûr je suis d’accord.
Vous pouvez citer ponctuellement un article de blog dans votre mémoire, vous devrez alors juste indiquer le titre du « post », l’auteur, le nom du blog et lien, et la date de consultation.
thank you very nice website article
Merci pour cet article très intéressant!
Merci pour ces commentaires ! Oui, l’emploi alternatif du je et du nous, selon la nature du propos, est une solution appréciée des chercheurs. L’exemple de votre note de bas de page est très parlant, Geneviève ; c’est vrai qu’il est bon d’expliquer notre choix dès l’introduction, même brièvement.
Très belle réflexion, Emilie ! qui me renvoie près de 10 ans en arrière quand le problème s’était posé pour moi et je l’avais résolu avec une note de bas de page dans l’introduction de ma thèse : « Si l’on adopte la position interprétativiste, on assume le double rôle de chercheur et de sujet, chercheur tentant de se distancier des sujets-objets d’étude, sujet enraciné dans sa culture et son histoire. Stylistiquement et par convention le « nous », forme d’expression distanciée, sera utilisé lorsque nous nous penserons comme chercheur-sujet et le « je » lorsque je serai clairement en position de sujet-chercheur. »
D’accord avec vous : le jeu entre le « je » et le « nous » est souhaitable.
En revanche un petit point de désaccord : les tournures neutres ne sont pas fatalement lourdes et pompeuses et sources d’erreurs… En particulier dans la phase de revue de la littérature.
Bonne suite dans vos travaux
Bon article Emilie ! Tout dépend de la discipline de recherche.
Pour un ethnologue, il est peut-être préférable d’écrire « je » quand on parle de son travail de terrain, qui est aussi une expérience personnelle. Après, pour la partie théorique, je serais tentée d’écrire « nous » qui est plus impersonnel.
À méditer.
Sylvie Tavernier