Vous traversez une période difficile dans votre thèse, vous vous sentez découragé(e), au point que vous vous demandez si vous ne feriez pas mieux d’arrêter ?

Ce genre de questionnement est assez douloureux et difficile à évoquer ; pourtant, je crois que la plupart des doctorants en SHS et Lettres se sont posés la question à un moment ou à un autre. Alors, autant aborder ouvertement le sujet.

 Environ 40% de doctorants de SHS décident d’arrêter leur thèse. Dans cet article, je ne vais pas mener une analyse des causes structurelles de ce qu’on appelle le taux d’abandon de thèse. Vous trouverez des rapports intéressants sur la Toile, ici par exemple .

Je vais plutôt placer mon propos sous l’angle de la prise de décision du doctorant. Comment savoir si l’on doit arrêter ou continuer ?

Cette décision est incroyablement complexe. Il ne suffit pas d’en avoir marre et dire basta, j’arrête ! En réalité, quand on mène une thèse depuis plusieurs années, on se retrouve au centre d’un entrelacs de loyautés diverses, d’engagements, de normes sociales, d’attentes personnelles qui finissent par obscurcir notre discernement.

J’ai remarqué qu’il y a autant de façons de vivre un arrêt de thèse que de doctorants concernés. Ce n’est pas forcément un drame, mais c’est toujours une expérience marquante. Certains ex-doctorants ont un sentiment, malgré tout, d’aboutissement : ils ont aimé leur parcours de thèse mais ils ont aussi aimé y mettre fin prématurément, pour passer à un autre projet mieux accordé à leurs envies ; d’autres sont soulagés d’échapper à la souffrance, après des phases aigües de somatisation ou dépression ; d’autres encore sont amers et déçus de devoir arrêter, à causes de circonstances extérieures adverses. Cela dépend vraiment des trajectoires de chacun.

La solitude pendant la thèse

Dans le podcast Thésard-es, par exemple, vous trouverez des témoignages qui soulignent bien la diversité des situations et le caractère multifactoriel d’une décision d’arrêt de thèse.

En écoutant les doctorants, j’ai tout de même l’impression que ce n’est pas la quantité d’obstacles rencontrés qui mènent à un arrêt de thèse : c’est plutôt la perte de sens. Certains facteurs contribuent à vider la thèse de sa raison d’être ; mais comment les identifier avec certitude ? Comment être sûr qu’arrêter la thèse est la meilleure chose à faire, et pas une reculade ? Voyons cela ensemble.

Je vais vous proposer une grille de lecture de votre état actuel, pour que vous puissiez organiser vos idées et prendre la bonne décision ; et ici j’entends par « bonne décision » celle qui vous remettra sur le chemin de votre épanouissement personnel. Cela implique de décrire et nommer certaines réalités, pour commencer.

Le coût d’une thèse

Les paragraphes qui suivent ne sont pas des plus légers, je m’en excuse, mais nous devons commencer par là : faire une thèse a un « coût ». C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de choses importantes dans la vie : se former a un coût, faire des enfants a un coût, veiller sur sa santé aussi, et même se faire des amis.

Et le coût de la thèse est élevé, c’est indéniable : coût en temps, en énergie, en argent. L’ignorer, c’est s’exposer à une forte déception.

Le coût en temps se compte en mois/années de travail intense ; au quotidien, vous devrez rogner sur d’autres activités, repousser certains projets pour laisser place à la thèse.

Le coût en argent est variable selon que vous êtes financé ou pas ; mais je crois qu’on peut dire sans se tromper que la thèse est une activité… Pas très lucrative.

La charge mentale de la thèse

Le coût en énergie psychique est peut-être le plus notoire. La thèse, pour employer un terme à la mode, c’est une charge mentale : vous y pensez tout le temps. Elle occupe votre esprit, elle n’est pas du tout discrète dans votre vie. Elle est comme un nouveau-né exigeant !

Et il y a pire (désolée, mais là c’est pour vider le sac des inconvénients) : pour faire une thèse, il faut souvent mettre en place une sorte de résistance mentale à la pression institutionnelle, résistance qui, elle aussi, est très coûteuse en énergie. De quoi je parle ? Eh bien, du comité de suivi qui fait pression pour que vous respectiez un calendrier irréaliste, ou de la fac qui attend que vous donniez des cours, ou encore du directeur qui ne veut vous voir que si vous rendez un chapitre tout bouclé, et même parfois des autres doctorants qui cherchent à savoir si vous avancez, ou enfin du énième colloque auquel vous devez « absolument » participer…

Vous n’avez sans doute pas rencontré TOUS ces facteurs décourageants, mais sûrement un ou deux parmi eux. Le milieu universitaire n’est pas toujours votre meilleur allié ; certains trouveront que dire cela est un euphémisme.

(NB : Oui, je sais qu’il existe des directeurs admirables, des comités bienveillants, des collègues doctorants solidaires, des ED compréhensives : j’en connais aussi ; mais la tendance structurelle est tout de même plutôt à mettre la pression sur le doctorant pour qu’il finisse, et vite ! Et pour qu’il fasse 20 autres choses à côté, ce qui est contradictoire).

Ceci étant posé (c’était le plus douloureux), qu’y a-t-il en face de tous ces coûts, de l’autre côté du ring ?

Votre motivation

Votre motivation peut être intrinsèque (tout ce pour quoi vous aimez la thèse en elle-même) et extrinsèque (ce que vous attendez de la thèse, ce sur quoi elle vous permettra de déboucher).

Je n’aimerais pas tomber dans le piège de juger quelles sont les « bonnes » motivations et quelles sont les « mauvaises » ; ce pourrait être choquant, surtout que pour s’inscrire en thèse, il faut forcément être très impliqué : ce n’est pas le genre de chose qu’on fait en touriste.

Etes-vous motivé pour la thèse ?

Mais j’aimerais bien vous guider, alors je suis obligée de me « mouiller » un peu, quitte à faire des mécontents.

Donc oui, je peux dire tout de même (et il n’y a AUCUN jugement de valeur), qu’il y a des motivations suffisantes et des motivations que, faute de mieux, j’appelle insuffisantes.

Une motivation suffisante, c’est quand la thèse et elle-seule, permet de combler un besoin intellectuel primordial.

Par exemple, vous désirez faire carrière dans la recherche en Droit. C’est une vocation, vous adorez analyser les textes de lois, ou les conventions, ou les constitutions ; mais vous ne voulez pas devenir magistrat ; vous voulez juste faire de la recherche. Seule la thèse vous permettra de réaliser ce vœu. C’est une motivation suffisante.

Ou bien, imaginons que vous êtes professeur d’Histoire et Géographie dans le secondaire. Vous êtes passionné par le Bas Moyen-Age, et notamment par une certaine corporation de métier : mais ce n’est pas le genre de sujet que vous pouvez exposer longuement en classe. Vous avez un fort besoin de défi intellectuel, pour ne pas être rattrapé par la frustration. C’est une motivation existentielle suffisante. En réalité, seule la thèse pourrait vous donner le niveau d’exigence que vous cherchez, pour satisfaire à votre passion.

Maintenant, imaginons plutôt que vous êtes une cadre en entreprise, dotée d’un master, passionnée par la gestion des ressources humaines ; et vous êtes révoltée par un phénomène que vous observez. Vous décidez de vous inscrire en thèse pour aller plus loin dans la réflexion. Si le désir d’analyser (avec toute la lenteur et les précautions requises) est moins fort que celui de dénoncer, votre motivation sera « insuffisante » : la thèse semblera aride, lente, froide. Si, en plus, vous militez dans une association, dont vous tenez le site internet qui vous permet de publier des articles d’opinion, la thèse se vide encore plus de sa substance. Est-ce vraiment une thèse, ce que vous souhaitiez faire ? Votre désir de dévoiler une réalité (qui est votre besoin primordial) trouve sa réalisation ailleurs : la thèse n’est pas strictement nécessaire pour vous, et au fur et à mesure, vous perdrez l’envie d’y travailler.

Voyez donc si le besoin primordial que vous désiriez combler est effectivement satisfait par le travail de recherche, vraiment grâce au travail de recherche et à ses spécificités.

J’arrête là, car les exemples sont toujours un peu insatisfaisants : il n’y a que vous-même qui puissiez savoir ce que cache profondément votre motivation ; et une motivation qui paraît nébuleuse, vu de l’extérieur (dans mon cas, je ne savais pas quoi répondre quand on me demandait pourquoi je faisais une thèse) peut pourtant être très puissante, intimement ; et vice-versa, une motivation évidente peut se révéler bien creuse.

L’équilibre coût/motivation

J’ai essayé de définir 4 situations-types dans lesquelles peut se retrouver un doctorant. Ces situations vont, je l’espère, vous permettre de réfléchir à votre propre cas (à noter que ma démonstration est purement empirique : ce post est un article d’opinion, pas un article scientifique).

Avant de présenter les situations-types, que j’ai résumées dans un tableau, voici quelques précisions : si la thèse a toujours un « coût », celui-ci peut être plus ou moins élevé, cela dépend des circonstances. Je vais donner quelques indications de ce qu’on peut appeler « coût bas » : ce pourrait être le cas où le doctorant n’est pas en précarité financière, n’est pas assailli par des contraintes extérieures (enfants, emploi à côté, problèmes de santé), et ne subit pas de pression forte dans son laboratoire. On va dire que la thèse a un coût élevé quand elle a un impact financier non négligeable, quand le doctorant dispose de peu de temps au quotidien et qu’il est stressé par cela, et / ou quand les relations au laboratoire sont peu satisfaisantes et que la pression est forte de ce côté.

Mais encore une fois, ces catégories sont très subjectives : c’est à vous de décider si votre thèse a un coût que vous trouvez plutôt facile à intégrer dans votre vie ou plutôt difficile.

Situation A : c’est la conjoncture la plus favorable, le doctorant n’a pas envie d’arrêter la thèse ou alors de façon très ponctuelle. Les difficultés sont surmontables, la thèse sera menée à bien.

Situation B : C’est une situation de tension : le doctorant ne veut pas renoncer, la thèse garde son sens mais le travail au quotidien est difficile. Un arrêt de thèse serait vécu comme une immense frustration ; si vraiment les circonstances sont invivables, peut-être vaut-il mieux envisager une suspension temporaire de la thèse, plutôt qu’un arrêt définitif.

Devriez-vous arrêter la thèse ?

Situation C : Une conjoncture qui mène typiquement à l’enlisement. La motivation est variable, mais poursuivre peut sembler moins coûteux qu’arrêter, alors on poursuit, vu qu’on a commencé. Pourtant plus le temps passe, plus le coût de la thèse augmente, par accumulation. La décision d’arrêter peut finalement survenir, pour le mieux ; mais si elle est tardive, elle peut déboucher sur un sentiment de gâchis.

Situation D : Une conjoncture douloureuse, où l’arrêt serait objectivement souhaitable ; et pourtant, la décision n’est pas forcément facile à prendre. Quand elle sera enfin prise, le soulagement prévaudra.

En ce qui concerne les situations C et D, j’ai noté que la décision d’arrêt pouvait être positive. Elle peut être une libération. Pourtant, il peut se passer des mois ou des années avant qu’elle survienne : pourquoi ?

L’escalade d’engagement

Pourquoi persévère-t-on sur une voie qui ne nous convient plus, et qui peut même nous coûter très cher ? Les chercheurs en psychologie sociale (peut-être y en a-t-il parmi vous !) connaissent bien la réponse. Je vais essayer de la vulgariser.

Il s’agit d’un biais dans la prise de décision, que l’on peut appeler l’escalade d’engagement : plus nous avons engagé d’efforts pour un acte, plus nous souhaitons le justifier a posteriori, moins nous voulons le renier et changer de voie, et ce, quel que soit le bénéfice réel que nous en tirions.

Arrêter ou continuer la Thèse ?

Par exemple, vous cherchez à acheter un vélo d’occasion ; vous allez sur un célèbre site de petites annonces entre particuliers. Vous hésitez entre deux vélos ; l’un est proche de chez vous, pas trop cher ; l’autre est plus loin, juste un peu plus cher, mais il a l’air plus beau ; vous optez pour ce dernier, en vous disant que vous avez envie de vous faire plaisir. Vous y allez, vous passez une demi-heure dans les transports. A cause de ce coût initial (le temps dans les transports), il y a de fortes chances que vous ne puissiez pas vous avouer à vous-même que vous êtes déçu en voyant le vélo. Et si vous l’achetez, vous vous justifierez votre acte à vous-même : il était quand même mieux, ça fera l’affaire.

Plus le coût pour accomplir l’action est élevé, plus vous trouverez le moyen de justifier l’action. En psychologie, on appelle cela l’effet de persévération (les premières études sur ce sujet ont eu lieu dans les années 1940, mais c’est le psychologue Charles Kiesler qui a décrit le plus précisément ce phénomène, expérimentations à l’appui, au début des années 1970).

Dans des situations qui se déroulent sur le long terme et impliquent beaucoup d’actions en chaîne, il finit par se former une escalade d’engagement, qui paraît inextricable. Ainsi en va-t-il de certains couples : après avoir acheté une maison ensemble, après avoir engagé tant d’efforts et de dépenses pour le ménage, on préfère rester ensemble même si ce n’est pas satisfaisant et que les bases affectives ont disparu.

Je suis sûre, cependant, que vous n’aimeriez pas entretenir avec votre thèse les même relations qu’un mari aigri avec son épouse (ou l’inverse). Peut-être est-il temps, alors, de reprendre votre liberté de décision et d’écarter ce biais cognitif.

Revenez à l’essentiel

D’une manière générale, ce n’est pas parce que votre thèse vous coûte que vous allez l’arrêter. D’abord, à cause du problème de l’effet de persévération, cité plus haut. Mais, également parce qu’un coût élevé ne signifie pas nécessairement qu’il serait bon d’arrêter.

 J’observe au quotidien des doctorants qui mènent une thèse très coûteuse en temps, en énergie, en argent, mais à qui je ne conseillerais pas (si on me le demandait) d’arrêter.

Car la variable la plus décisive, selon moi, c’est la motivation ; c’est cette variable qui fera que la décision d’arrêter sera plus ou moins bien vécue, qu’elle sera logique et bénéfique, ou au contraire qu’elle laissera un arrière-goût d’échec.

Sondez votre motivation. Pour l’évaluer, déjouez d’abord le piège de l’escalade d’engagement. Si l’on met de côté tous les efforts engagés, si on la considère en elle-même, quelle valeur a votre thèse, non pas aux yeux des autres, mais à vos yeux ? Quel besoin intellectuel primordial couvre-t-elle, que rien d’autre ne pourrait couvrir aussi bien ?

Ce sont les seules questions à se poser.

Si vous identifiez une motivation élevée, mais que vous souffrez (vous êtes dans le cas B) ; alors prenez le taureau par les cornes : vous avez une marge d’action pour vous sentir mieux.

D’une part, vous pouvez réduire certains coûts, surtout ceux qui sont de l’ordre de la pure perte, ceux qui vous épuisent, vous vident : je parle ici de coûts psychiques. Arrêtez de vous battre contre les moulins à vents : acceptez plutôt que oui, votre thèse sera plus longue que prévue. Qu’elle ne peut aller qu’à son rythme. Que non, vous ne tiendrez pas le calendrier initial. Et que non, se comparer aux autres ne sert décidément à rien.

Quant aux autres coûts, opérez un changement de vision…

Quand le coût devient investissement

Une thèse est un formidable accomplissement, et c’est un accomplissement qu’il faut nourrir.

Si vous avez identifié votre motivation, alors vous pouvez comprendre que quand vous donnez des ressources à votre thèse, vous vous les donnez à vous-même. Quand vous lui donnez de l’énergie, ou quand vous lui donnez de l’argent (même si c’est par le simple fait de renoncer à des revenus), ou encore quand vous lui donnez du temps, vous nourrissez la réponse à votre besoin primordial. Vous vous nourrissez !

Il n’est plus question de coût alors, mais d’investissement, et vous devez être prêt-e à investir intelligemment dans la thèse : si vous avez des blocages de méthode, formez-vous ; si vous avez peu de temps, priorisez la thèse et cessez de vous disperser etc. ; et si vous ne supportez plus votre environnement, cherchez une conciliation ou un changement de direction de thèse.

Pour conclure, je dirais qu’une thèse n’a pas besoin d’être soutenue pour être un succès. Peut-être aviez-vous une motivation suffisante pendant un temps ; et ensuite, cette motivation a changé, au gré des expériences de vie.

Mais les années consacrées à la thèse vous ont beaucoup donné : elles vous ont rendu tout ce que vous y aviez investi, si vous avez pris conscience qu’il s’agissait d’un investissement ; et elles vous l’ont rendu sous forme de compétences, de confiance, d’affirmation, d’expérience. Et cela, que vous alliez jusqu’au bout ou pas, personne ne vous l’enlèvera !

Alors sentez-vous libre de décider, car si vous avez valorisé les étapes du chemin, ce n’est pas si grave que vous n’atteigniez pas la destination… Ou que la destination change en cours de route.

Vous pouvez poser des questions ou témoigner dans les commentaires, mais pensez à le faire de façon courtoise, positive. Votre témoignage peut être utile aux autres !