Si vous avez lu la première partie de l’article, vous savez pourquoi il est fondamental de garder en tête une question centrale lors des différentes phases de votre travail, et de la reformuler régulièrement. Mais comment être sûr de poser une bonne question ? C’est ce que nous allons voir à présent.

Pour tout ce qui suit, je me suis beaucoup inspirée du « Manuel de recherche en sciences sociales » de Van Campenhoudt et Quivy (éditions Dunod). J’en profite pour vous en recommander la lecture.

Une bonne question de départ

boussoleAu tout début d’une recherche, on est intéressé par un sujet, mais on ne sait pas par où commencer. Le premier pas est de prendre quelques heures pour formuler une question de départ, qui nous orientera. C’est une question provisoire. Peu importe qu’elle paraisse banale, ou trop simple. Mais elle doit refléter ce que vous avez envie d’étudier, vraiment ; et elle doit avoir les qualités suivantes :

  • Claire ; évitez les formulations très vagues comme : « Quels sont les changements récents dans la vie des habitants de X… ? ». « La vie » recouvre trop de significations : s’agit-il de la vie sociale, intime, culturelle ? Et il faudrait préciser un peu de quels changements il peut s’agir. Pour savoir si une question est claire, posez-la à des amis : s’ils comprennent vite ce que vous voulez étudier, c’est que votre question est claire. S’ils ont tous une interprétation différente, c’est qu’il y a un problème.
  • Simple ; employez des mots précis mais simples, d’usage courant dans la mesure du possible. N’utilisez pas de concepts compliqués à ce stade.
  • Ouverte ; il doit s’agir d’une vraie question, dont vous vous rendez compte que vous ne connaissez pas la réponse. Certaines questions sont juste le prélude à des démonstrations ; par exemple : « les patrons exploitent-ils les travailleurs ? ». Or la question de départ doit ouvrir votre esprit ; elle doit être exempte de volonté démonstrative, de préjugés, de pré-notions. Évitez aussi les questions moralisatrices, dont les réponses peuvent varier selon les échelles de valeurs de chacun : « telle politique est-elle juste ? » (à moins que vous souhaitiez étudier la notion de justice selon tel ou tel groupe social, et donc contextualiser précisément ce terme).

La question doit être assez large pour laisser toutes les pistes de réponses possibles.

Un exemple vaut mieux que mille discours : voici une bonne question de départ, que nous rappellent Van Campenhoudt et Quivy :

« Qu’est-ce qui prédispose certaines personnes à fréquenter les musées et d’autres non ? »

Vous avez deviné ? C’est une question de départ posée par Pierre Bourdieu, qui déboucha sur l’étude publiée sous le titre : « L’amour de l’art ». Cette question est claire, compréhensible, non jargonnante, ouverte, mais assez précise pour permettre de se lancer dans les premières phases exploratoires d’une recherche.

Une bonne problématique

Votre question de départ vous a permis d’explorer votre terrain et la bibliographie sur votre sujet. Au début, vous étiez ouvert à plein de pistes, mais peu à peu certains phénomènes observés, certains concepts théoriques lus dans des ouvrages ont particulièrement retenu votre attention. Vous allez bientôt devoir reformuler votre question de départ. En fait, vous allez choisir un angle d’attaque : donc vous allez concevoir une problématique.

Il s’agit ici de reformuler la question de départ pour la rendre plus précise : d’une part, vous allez y introduire des concepts-clefs qui vont orienter votre travail ; ces concepts indiquent que vous avez commencé à faire des choix théoriques. Attention, il ne s’agit pas de plaquer une théorie toute faite sur le phénomène que vous étudiez. Il faut « mobiliser » les concepts : leur donner vie dans votre recherche, concrètement. Donc, si vous travaillez en sciences sociales par exemple, choisissez si vous voulez employer des termes liés à la théorie des champs, à la théorie des réseaux sociaux, au fonctionnalisme… Vous n’avez pas à maîtriser tout l’arsenal théorique de votre discipline, mais vous devez quand même être bien conscient du sens des concepts que vous utilisez dans votre problématique, car ils impliquent une certaine orientation d’analyse et un choix méthodologique. Si le fonctionnalisme ne vous dit rien mais que vous employez le mot fonction, il y a un problème ! Ou encore, si vous parlez de l’expérience des personnes, vous optez sans doute pour une vision centrée sur l’acteur.

D’autre part, une problématique commence à établir des liens : pour rendre le phénomène étudié intelligible, vous allez sans doute le mettre en relation avec un autre phénomène ou un concept.

Voici des exemples, inspirés de l’ouvrage cité plus haut, de Quivy et Van Campenhoudt :

Question de départ : que pensent les citoyens de la justice de leur pays ?

Problématique obtenue après un temps d’exploration : « quel est le lien entre l’expérience concrète de la justice par les citoyens et leur représentation de la justice » ?

Avec une telle problématique, on comprend que vous aurez sans doute à utiliser des méthodes qualitatives, du genre entretiens et récits de vie, parce que vous parlez d’expérience et de représentations.

Encore un exemple :

Question de départ : comment la justice et la médecine psychiatrique collaborent-elles dans le traitement des dossiers des justiciables atteints de troubles psychiatriques ?

Problématique : Les dossiers circulent constamment entre des institutions et des personnes différentes : quelle est la fonction de ce mode de traitement ?

Cette dernière problématique évoque le fonctionnalisme. On voit que la personne qui la formule a déjà suffisamment exploré son terrain pour comprendre que les dossiers judiciaires sont ballottés d’un service à l’autre. Mais pourquoi ? Peut-être pour médicaliser les problèmes sociaux, ou parce que chaque institution tente de diminuer ses coûts… Bref, ce sera au chercheur de trouver la réponse, en analysant des fonctionnements d’organisation.

La problématique dit donc déjà beaucoup de choses de vos choix théoriques, de vos méthodes ; les hypothèses en découleront logiquement.

Le défi de la question de recherche

À mesure que vous avancerez dans votre recherche, confirmant ou rejetant des hypothèses, votre problématique deviendra votre question de recherche ; elle épousera vraiment la spécificité de votre recherche ; elle touchera le cœur de votre travail ; elle devra traduire sans ambigüité le phénomène que vous avez étudié, et sous quel angle vous l’avez appréhendé. Elle sera peut-être susceptible de se resserrer autour d’un thème plus précis, mais elle devra être assez forte pour englober votre réflexion, et pour que, à la lecture de votre travail, on puisse constater que chaque partie de votre travail est liée à cette question, et constitue une partie claire de la réponse.

Ce n’est pas simple. Trouver la question de recherche est un défi qui s’apparente plus à un processus qu’à une brusque révélation ; mais si vous parvenez à formuler cette question, votre travail gagnera en cohérence et en force. Attention à ne pas contourner la difficulté : ne posez pas, en guise de question de recherche, une question à rallonge qui reprend les parties de votre mémoire et se termine par plusieurs propositions… Non ; dégagez LE thème central, les concepts clefs, mettez en lien le phénomène et les concepts, dans une phrase qui n’excède pas trois ou quatre lignes. N’essayez pas de tout dire, mais de dire, seulement, ce qui est essentiel. Vous utiliserez ensuite les grandes hypothèses pour préciser votre pensée.

Ah ! Et j’oubliais un autre avantage qu’il y a à avoir une question de recherche : maintenant, lors des repas de famille, quand on vous demandera sur quoi vous travaillez (cette question si difficile…) vous saurez quoi répondre, et en une seule phrase !